Pourquoi bouger la caméra ?

 

« Bouger la caméra » pourrait sembler appeler à quelque chose ayant à voir avec la géographie, ce que l’on montre et comment d’un espace. Pourtant, ça a beaucoup plus à voir avec le temps.

Quand la caméra ne bouge pas, on force le regard du spectateur en lui offrant un temps excédant ce celui nécessaire pour lire le plan. Il ne faut en effet qu’un temps très bref pour comprendre le sujet d’un plan, quelques images ou quelques secondes suffisent amplement. Du coup, si le plan se prolonge, d’autant plus s’il est statique, le spectateur ayant plus de temps que nécessaire, se retrouve face à une image « fixe » qu’il ne peut que continuer à regarder. Et là, se donnent à lui tous les détails qui n’apparaissent pas dans une durée de montage « normale ». C’est le même phénomène que face à une peinture. On ne comprend vraiment un tableau qu’à force de le regarder.

D’une certaine manière, le spectateur devient libre de composer le cadre et la narration de ce qui lui ait donné à voir sans la médiation d’un scénariste ou d’un monteur. Et dans cet acte de liberté, une précision de regard tout autant qu’une émotion peuvent surgir sans avoir à être forcé. De plus, le déploiement du temps permet à de nombreux accidents d’intervenir dans l’image. Si je pense à mes deux films en prison, que ce soit la manière dont les visages vivent ou dont les corps se déplacent, se perdent et se retrouvent, tout ne peut se déployer quand dans le temps étiré d’un cadre fixe.

Cependant, et paradoxalement, même sans en avoir l’air - enfin si, on s’en rend bien compte quand on est face à un film qui nous ennuie -, le plan fixe est aussi quelque chose que l’on impose. On ne laisse aucune respiration au spectateur, on le contrait à un exercice de regard, quitte à prendre donc le risque de l’ennui.

Je me rappelle les durées de Le jour a vaincu la nuit où je voulais vraiment faire ressentir, et ce même de manière fragile, le temps de la prison. Quand certains spectateurs éprouvés me demandaient : « Mais pourquoi le dernier plan dure si longtemps (alors qu’il ne se passe rien) ? », j’ai toujours répondu que si trois minutes de plan fixe leur paraissaient trop longues, cela leur donnerait peut-être une idée de ce que peut représenter pour ceux qui les vivent des peines d’emprisonnement se comptant en mois et en années …

Ne pas bouger la caméra, c’est aussi un combat contre la normativité des images-mouvements. Comme imposer un silence dans un monde trop bruyant.

 

On bouge la caméra pour des raisons évidemment différente. D’ailleurs, étonnement, alors que ce pourrait être le contraire, mes documentaires filmés sont plutôt fixes et mes fictions en mouvement…
Probablement que la fiction appelle pour moi à des corps en mouvement, à un processus de déplacements d’énergie, ce qui passe d’un corps à l’autre. Là, la caméra est comme une extension de ma propre personne se dé/plaçant avec les comédiens. Ici, je n’ai pas besoin de l’espace théâtral qu’impose un plan fixe. Je n’ai besoin que des visages et des traversées. Non des lieux qui sont traversés.

En écrivant ceci, je me dis que ce n’est évidemment pas si simple. Par exemple, Regarder les morts, une fiction, est en plans fixes… En fait, s’ajoutent aux questions de mises en scènes – tel film doit plutôt être un peu vif, tel autre doit être beaucoup plus lent et contemplatif etc. -, des questions de production et de temps de travail. Faire un film à l’épaule, et donc inéluctablement en mouvement, est beaucoup moins chronophage en jours de tournages qu’un film très découpé aux cadres sévères… Ainsi, sur L’optimisme et surtout sur mon dernier film, Lumières d’été, tout est tourné à l’épaule car c’était l’unique solution en terme de production pour réussir à les tourner dans le temps imposé… Je n’ai alors pas eu le choix, et je ne peux donc pas faire semblant de me poser aujourd’hui la question d’une autre solution formelle. Par contre, sur ces deux films, si je n’avais pas eu à faire face à ces contraintes financières, la question de « bouger » ou pas la caméra se serait posée et si les films avaient été finalement tournés à l’épaule, cela aurait été vraiment un choix résolu.

 

Jean-Gabriel Périot
Septembre 2016